JEUDI
Plus tard, le même soir en fait, Craig McDermott, Courtney et moi, installés dans un taxi qui nous emporte vers le Nell’s, sommes en train de parler de l’eau d’Évian. Courtney, en vison Armani, vient d’avouer avec un petit rire qu’elle utilise l’eau d’Évian pour les glaçons, ce qui déclenche une discussion à propos des différentes eaux minérales ; à sa demande, nous essayons chacun de citer autant de marques que possible.
Courtney commence, comptant les marques sur ses doigts. « Eh bien, il y a Sparcal, Perrier, San Pellegrino, Poland Spring, Calistoga... » Elle s’interrompt, à court d’inspiration, jette un regard de détresse à McDermott.
Il soupire, et prend le relais : « Canadian Spring, Canadian Calm, Montclair, qui est aussi canadienne, Vittel, française, Crodo, italienne... » Il s’arrête, se frotte le menton d’un air méditatif, essayant d’en trouver une autre, et annonce « Élan », comme s’il se surprenait lui-même. Il semble prêt à en citer une autre encore, puis plonge soudain dans un silence désespérant.
— Élan ? répète Courtney.
— C’est suisse, dit-il.
— Oh, fait-elle. Elle se tourne vers moi : C’est à toi, Patrick.
Le regard fixé par la vitre, perdu dans mes pensées, mais conscient du silence terrifiant qui règne dans le taxi, je réponds d’une voix sourde, mécanique : « Vous avez oublié Alpenwasser, Down Under, Schat, qui est libanaise, Qubol et Cold Springs... »
— Je l’ai déjà cité, me coupe Courtney, d’un ton accusateur.
— Non. Tu as dit Poland Spring.
— C’est vrai ? fait-elle à mi-voix. Elle secoue McDermott par la manche de son pardessus. « C’est vrai, Craig ? »
— Sans doute, fait McDermott avec un haussement d’épaules. Il me semble bien.
— N’oubliez pas non plus qu’il faut toujours acheter l’eau minérale en bouteille de verre, jamais en bouteille de plastique, dis-je d’un ton lourd de sous-entendus, attendant que l’un d’eux me demande pourquoi.
— Pourquoi ? demande Courtney, et sa voix trahit un intérêt réel.
— Parce que cela l’oxyde, dis-je. Et elle doit se boire fraîche, pure, sans arrière-goût.
Après un long silence perplexe, typiquement Courtney, McDermott reconnaît : « Il a raison », le regard fixé au-dehors.
— Je ne comprends vraiment pas quelle différence il y a entre toutes ces eaux, murmure Courtney, assise entre McDermott et moi, sur la banquette arrière du taxi. Sous son vison, elle porte un tailleur Givenchy en serge de laine, un collant Calvin Klein et des escarpins Warren Susan Allen Edmonds. Tout à l’heure, dans ce même taxi, lorsque j’ai caressé le vison d’un air suggestif, mais sans autre intention que de juger de la qualité de la fourrure, ce qu’elle a deviné, Courtney m’a demandé d’un ton dégagé si je n’avais pas par hasard une pastille de menthe. Je n’ai rien répondu.
— Que veux-tu dire par là ? demande gravement McDermott.
— Eh bien, je ne sais pas quelle est vraiment la différence entre ce qu’on appelle l’eau de source, et l’eau minérale, par exemple, enfin, je veux dire, s’il en existe une.
— Courtney. L’eau minérale, c’est une eau, n’importe quelle eau, provenant d’une source souterraine, soupire Craig, le regard toujours fixé au-dehors. Sa teneur en sels minéraux n’a pas été modifiée, bien qu’on ait pu la désinfecter ou la filtrer. McDermott porte un smoking de laine à revers échancrés, Gianni Versace, et pue le Xeryus.
Je m’arrache brièvement à mon atonie pour apporter un complément d’information : « Et dans l’eau de source, on ajoute quelquefois des sels minéraux, ou on en retire. De plus, elle est généralement filtrée, et non traitée. » Je m’interromps. « Soixante-quinze pour cent des eaux en bouteilles sur le marché américain sont en fait des eaux de source. » Je m’interromps de nouveau, puis demande à la ronde : « Le saviez-vous ? »
Suit un long silence désenchanté, puis Courtney reprend : Et la différence entre l’eau distillée et l’eau purifiée... ?
En fait, je ne prête pas réellement attention à la conversation, pas même quand je parle, car je suis en train de songer aux différentes façons de me débarrasser du corps de Bethany, me demandant dans un premier temps si je dois le garder chez moi encore un jour, ou même plus. Si je décide de m’en débarrasser ce soir même, je peux facilement fourrer ce qui reste d’elle dans un grand sac-poubelle que je déposerai dans la cage d’escalier ; je peux aussi consentir un effort supplémentaire et la traîner dehors pour la déposer avec les autres ordures, sur le trottoir. Je peux aussi la transporter jusqu’à mon local de Hell’s Kitchen, la recouvrir de chaux vive, et fumer un cigare en la regardant se dissoudre, tout en écoutant mon walkman, mais je ne tiens pas à mélanger les corps des hommes et ceux des femmes et, d’autre part, j’ai l’intention de regarder Bloodhungry, le film que j’ai loué cet après-midi — l’étiquette disait : « Certains clowns vous font rire. Bobo vous tue, et dévore votre corps » — et si je dois faire un tour cette nuit à Hell’s Kitchen, sans même m’arrêter chez Bellevue pour manger un morceau, je n’en aurai pas le temps. Les os de Bethany, ainsi que ses intestins et la plus grande partie de sa viande, finiront probablement dans l’incinérateur, au fond du couloir d’étage.
Courtney, McDermott et moi venons de quitter une soirée que donnait Morgan Stanley non loin du Seaport, à la pointe de Manhattan, dans une nouvelle boîte appelée le Goldcard, laquelle ressemble à une ville en soi, et où je suis tombé sur Walter Rhodes, un Canadien pur porc, que je n’avais pas rencontré depuis Exeter et qui, comme McDermott, pue le Xeryus. Je lui ai dit mot pour mot : « Écoute, j’essaie de me tenir à l’écart des gens. J’évite même de leur parler », avant de le prier de m’excuser. « Euh, bien sûr, je... je comprends », a-t-il répondu, légèrement ébahi. Je porte un smoking croisé à six boutons en crêpe de laine à pantalon à pinces et un nœud papillon en gros-grain de soie — Valentino. Luis Carruthers est à Atlanta pour le week-end. Au Goldcard, je me suis fait une ligne de coke avec Herbert Gittes et, avant que McDermott n’appelle un taxi pour filer au Nell’s, j’ai pris un Halcion afin de résorber l’énervement dû à la cocaïne, mais il n’a pas encore fait son effet. Courtney me semble fort attirée par McDermott : comme sa carte Chembank refusait de fonctionner ce soir, au moins dans le distributeur auquel nous nous sommes arrêtés (la raison en est une utilisation trop fréquente pour couper les lignes de coke, même si elle ne l’avouera jamais ; les résidus de cocaïne finissent par bousiller les cartes de crédit, ça m’est déjà arrivé plusieurs fois, à moi aussi) et que celle de McDermott fonctionnait, elle, elle a préféré utiliser la sienne plutôt que la mienne, ce qui signifie, quand on connaît Courtney, qu’elle a l’intention de baiser avec lui. Mais cela n’a pas une grande importance. Même si je suis plus séduisant que Craig, nous sommes tout de même assez semblables d’allure. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Les Animaux qui Parlent’’. On voyait une pieuvre flottant dans une espèce d’aquarium, un micro attaché à l’un de ses tentacules, en train de réclamer sans cesse du ‘‘fromage’’ — c’est du moins ce que nous affirmait son ‘‘ dresseur’’, qui prétend que les mollusques ont des cordes vocales. Je l’ai regardée un moment, légèrement pétrifié, avant d’éclater brusquement en sanglots. Un clochard habillé en Hawaïen s’énerve sur une poubelle, dans un coin sombre à l’angle de la Huitième et de la Dixième.
— Dans l’eau distillée, ou purifiée, dit McDermott, la plupart des sels minéraux ont disparu. On a fait bouillir l’eau, qui s’est condensée en eau purifiée.
— D’où ce goût plat de l’eau distillée, qui n’est généralement pas destinée à être bue, m’entends-je dire sans un bâillement.
— Et l’eau minérale ? demande Courtney.
— Elle n’est pas répertoriée par la... commençons-nous d’une même voix.
— Vas-y, dis-je, bâillant derechef, et faisant bâiller Courtney.
— Non, vas-y, toi, dit-il avec indifférence.
— Elle n’est pas répertoriée par la FDA, dis-je. Elle ne contient ni agents chimiques, ni sels, ni sucre, ni caféine.
— Et c’est le dioxyde de carbone qui donne son gaz à l’eau pétillante, c’est bien ça ? s’enquiert-elle.
— Oui. McDermott et moi hochons la tête simultanément, le regard fixe.
— Ça, je le savais, dit-elle, hésitante et, au ton de sa voix, je devine qu’elle sourit sans doute, sans avoir besoin de la regarder.
— Mais il ne faut acheter que de l’eau gazeuse naturelle, fais-je remarquer. Car alors, cela garantit que le dioxyde de carbone était présent dans l’eau à la source.
— Par exemple, le soda Club et l’eau de Seltz sont artificiellement gazéifiés, explique McDermott.
— L’eau de Seltz White Rock fait exception à la règle, interviens-je, consterné par cette manière ridicule dont McDermott essaie toujours de se mettre en valeur. L’eau gazeuse Ramlösa est également excellente.
Le taxi s’apprête à tourner dans la Quatorzième Rue, mais quatre ou cinq limousines devant nous font de même, et nous manquons le feu. J’insulte le chauffeur, mais on entend à l’avant une vieille chanson de Motown, les Supremes, peut-être, étouffée par la séparation en fibre de verre. J’essaie de l’ouvrir, mais elle est verrouillée, et refuse de glisser. « Qu’est-ce qu’on doit boire, après la gymnastique ? » demande Courtney.
— Et bien, quelque chose de vraiment froid, de toute manière, fais-je dans un soupir.
— Parce que... ? fait-elle.
— Parce que le corps l’absorbe plus rapidement que si c’est à température ambiante. Je consulte ma Rolex d’un œil absent. « Le mieux, c’est sans doute de l’eau. De l’Évian. Mais pas en bouteille plastique.
— Mon entraîneur dit que la Gatorade est pas mal, contre-attaque McDermott.
— Mais tu ne crois pas que l’eau est la meilleure boisson de compensation, puisqu’elle s’intègre au flux sanguin plus rapidement que tout autre liquide... mon petit père ? ne puis-je m’empêcher d’ajouter.
Nouveau coup d’œil sur ma montre. Si je ne prends qu’un J&B au Nell’s, je peux être chez moi à temps pour pouvoir regarder Bloodhungry en entier avant deux heures. Le silence règne de nouveau dans le taxi qui se dirige peu à peu vers la foule, à l’entrée de la boîte, tandis que les limousines déchargent leurs passagers et s’éloignent. Nous sommes tous trois en éveil, conscients aussi du ciel au-dessus de la ville, un ciel lourd, parcouru de nuages noirs. Les limousines ne cessent de klaxonner furieusement, ce qui ne résoud rien. À cause de la coke que j’ai sniffée avec Gittes, j’ai la gorge desséchée. J’avale ma salive pour tenter de l’hydrater. De l’autre côté de la rue, des HLM abandonnées, aux fenêtres murées couvertes d’affiches qui annoncent des soldes chez Crabtree & Evelyn. Épelle « Moghol », Bateman. Comment écrit-on moghol ? M-o-g-h-o-l. Moghol. Moghol. Glace, spectres, créatures...
— Je n’aime pas l’Évian, déclare McDermott, avec une certaine tristesse. Elle est trop sucrée. Il a l’air si misérable en avouant cela que je me sens obligé d’approuver.
Je lui jette un bref regard dans la pénombre du taxi et, me rendant compte qu’il va certainement finir la soirée au lit avec Courtney, je ressens un bref élan de pitié envers lui.
— Oui, McDermott, dis-je d’une voix lente, l’Évian est trop sucrée, effectivement.
Tout à l’heure, le sang de Bethany faisait une telle flaque sur le plancher que je me voyais dedans ; attrapant le téléphone sans fil, je me suis regardé prendre un rendez-vous chez Gio pour me faire couper les cheveux. « J’avais le trac, la première fois que j’ai goûté la San Pellegrino », déclare Courtney, interrompant ma rêverie. Elle me jette un coup d’œil gêné, attendant que… que quoi ? Que je l’approuve ? Puis elle se tourne vers McDermott qui lui accorde un sourire blême et crispé. « Mais après, je l’ai trouvée... parfaite », conclut-elle.
— Quel courage, fais-je dans un murmure, bâillant de nouveau, tandis que le taxi approche du Nell’s, centimètre par centimètre. « Écoutez, dis-je, élevant la voix, connaissez-vous un appareil quelconque que l’on pourrait adapter au téléphone pour imiter la tonalité ‘‘occupé’’ ?
De retour chez moi, immobile, je contemple le corps de Bethany en sirotant un verre, regardant de quoi elle a l’air. Les paupières sont à moitié ouvertes, et les dents inférieures semblent saillir du visage, car les lèvres ont été arrachées — déchirées à coups de dents, en fait. Plus tôt dans la journée, je lui ai scié un bras, ce qui l’a achevée, un bras que je ramasse à présent par l’os qui dépasse, là où se trouvait la main (d’ailleurs, je ne sais plus du tout ce que j’ai bien pu en faire : le congélateur ? Le placard ?) et, le saisissant d’une poigne solide, comme un tuyau, avec encore un peu de chair et de muscle attachés à l’os, bien que la plus grande partie en soit arrachée ou déchiquetée, je lui en donne un grand coup sur la tête. Il ne faudra guère que cinq ou six coups pour lui défoncer complètement la mâchoire. Deux de plus, et son visage entier s’affaissera sur lui-même.
WHITNEY HOUSTON
C’est en 1985 que Whitney Houston a fait une apparition fracassante dans le paysage musical, avec l’album qui porte son nom, lequel comportait quatre titres premiers au hit-parade, dont The Greatest Love of All, You Give Good Love et Saving All My Love for You, et devait en outre remporter le Grammy Award de la meilleure performance vocale féminine pour les variétés, ainsi que deux American Music Awards, celui du meilleur album de Rythm and Blues, et celui de la meilleure vidéo de Rythm and Blues. De plus, les magazines Billboard et Rolling Stone la sacraient meilleure nouvelle chanteuse de l’année. Avec un tel battage publicitaire autour de cet album, on est en droit de s’attendre à le trouver décevant et terne mais Whitney Houston (Arista) se révèle un disque de Rythm and Blues étonnamment plein de chaleur, de finesse, somme toute un des plus satisfaisants de la décennie. Quant à la voix de Whitney, elle défie l’imagination. Il suffit de voir la photo de couverture (robe Giovanne De Maura) et celle, assez sexy, qui lui répond au verso (maillot de bain Norma Kamali) pour deviner que ce n’est pas là l’habituel filet d’eau tiède du professionnalisme ; certes, la musique est fluide, mais c’est un fluide intense, et la voix de Whitney se joue si bien des limites, avec une telle capacité d’adaptation (encore que Whitney demeure essentiellement une chanteuse de jazz), qu’il est difficile de s’imprégner de l’album à la première audition. Mais là n’est pas le but. C’est un disque à déguster, encore et encore.
Les deux premiers morceaux, You Give Good Love et Thinking About You, tous deux réalisés et arrangés par Kashif, bénéficient d’un arrangement jazzy, chaud et luxuriant, mais avec une rythmique contemporaine au synthé ; ce sont là deux très bonnes chansons, mais l’album ne décolle vraiment qu’avec Someone for Me, réalisé par Germaine Jackson, que Whitney chante avec mélancolie sur un rythme disco-jazz très enlevé, créant ainsi un décalage extrêmement émouvant. Saving All My Love for You est la ballade la plus sexy, la plus romantique de l’album. Elle bénéficie d’un fantastique solo de saxophone par Tom Scott, et l’influence des groupes vocaux féminins des années soixante y est perceptible (elle a été coécrite par Gerry Goffin), bien que ceux-ci n’aient jamais atteint un tel degré d’émotion ou de séduction (ni une telle qualité de son). Nobody Loves Me Like You Do, un fantastique duo avec Germaine Jackson (qui l’a également réalisé) n’est qu’un exemple de la qualité des chansons de cet album. La dernière chose dont il souffre est bien le manque de textes valables, ce qui arrive généralement quand une chanteuse n’écrit pas ses propres chansons et doit laisser son producteur les choisir pour elle. Mais Whitney et ses amis ont été heureusement inspirés.
How Will I Know, à mon sens le meilleur morceau de danse des années quatre-vingt, évoque avec allégresse les tourments d’une fille qui ne sait pas si un garçon s’intéresse ou non à elle. Le riff au clavier est superbe, et c’est le seul titre de l’album qui soit réalisé par Narada Michael Walden, l’enfant prodige. La ballade que je préfère, personnellement (mis à part The Greatest Love of All, qui demeure au-dessus de tout), est All at Once, l’histoire d’une femme qui s’aperçoit soudain que son amant s’éloigne d’elle. L’arrangement des cordes y est magnifique. Rien dans l’album ne semble être du remplissage, à part, peut-être, Take Good Care of My Heart, un autre duo avec Germaine Jackson, qui s’éloigne des racines jazzy de l’album, et paraît trop influencé par la dance music des années quatre-vingt.
Cependant, nous retrouvons le talent de Whitney, plus grand que jamais, dans l’extraordinaire The Greatest Love of All, une des plus fortes, des meilleures chansons jamais écrites sur la dignité et le respect de soi-même. De la première à la dernière ligne (dues à Michael Masser et Linda Creed), c’est une ballade qui parle, de façon magistrale, de la foi en soi-même. C’est là une proclamation pleine d’intensité, que Whitney chante avec une noblesse qui confine au sublime. Son message universel dépasse toutes les frontières, pour instiller chez l’auditeur l’espoir qu’il n’est pas trop tard pour s’améliorer, pour être plus humain. Puisque, dans ce monde, il nous est impossible de nous ouvrir aux autres, nous pouvons toujours nous ouvrir à nous-même. C’est là un message important, essentiel en vérité, que ce disque nous transmet superbement.
Son deuxième album, Whitney (Arista, 1987) comportait quatre chansons classées en tête des hit-parades, I Wanna Dance with Somebody, So Emotional, Didn’t We Almost Have It All ?, et Where do Broken Hearts Go ? Il est essentiellement réalisé par Narada Michael Walden et, sans être de la qualité de Whitney Houston, il ne souffre aucunement de la fameuse baisse de régime des secondes œuvres. Il s’ouvre sur I Wanna Dance with Somebody (Who Loves Me), un morceau enlevé, dansant, dans la même veine que l’irrésistible How Will I Know de l’album précédent. Suit le sensuel Just the Lonely Talking Again, où apparaît la forte influence jazz qui imprégnait le premier album, et où l’auditeur peut déceler une nouvelle maturité dans l’interprétation de Whitney — qui a réalisé tous les arrangements vocaux de l’album. C’est très évident sur Love Will Save the Day, la chanson la plus ambitieuse que Whitney ait chantée jusqu’alors. Le producteur en est Jellybean Benitez. C’est un morceau rapide, énergique et, comme la plupart des chansons de l’album, il évoque, de manière adulte, la conscience de ce monde dans lequel nous vivons. Elle le chante, et nous sommes convaincus. Nous voilà loin de l’image tendre de petite fille perdue, si séduisante sur son premier album.
Sa maturité est plus évidente encore avec Didn’t We Almost Have It All, produite par Michael Masser, qui évoque une rencontre avec un ex-amant, et les sentiments qu’inspire à présent cette histoire ancienne. Whitney nous en offre une interprétation suprêmement poétique. Comme la plupart des ballades, elle bénéficie d’un somptueux arrangement de cordes. So Emotional est dans le même esprit que How Will I Know et I Wanna Dance with Somebody, mais dans une veine encore plus rock soutenue, comme tous les titres de Whitney, par une fantastique rythmique de studio, avec Narada à la boîte à rythme, Walter Afanasieff au synthétiseur et à la basse-synthé, Corrado Rustici à la guitare-synthé, et un certain Bongo Bob à la boîte à perçus et au mixage batterie. Where You Are est la seule chanson de l’album réalisée par Kashif, et elle porte l’empreinte indélébile de son professionnalisme — un son luxueux, doux et éclatant à la fois, et un fameux solo de sax par Vincent Henry. Pour moi, c’était là un tube en soi (mais n’est-ce pas le cas de tous les titres de l’album ?), et je me demande pourquoi il n’est pas sorti séparément.
Mais la vraie surprise de l’album demeure Love Is a Contact Sport — un morceau puissant, audacieux, sexy qui, sur le plan de la réalisation, constitue le noyau de l’album, avec des paroles excellentes et une rythmique de qualité. C’est l’un de mes préférés. Sur You’re Still My Man, on s’aperçoit à quel point la voix de Whitney est proche de l’instrument — un instrument parfait, chaud, qui ferait presque oublier la musique en soi, si les paroles et les mélodies n’avaient une singularité, une force qui empêchent une chanteuse, même de la qualité de Whitney, de les occulter. For the Love of You met en valeur le talent remarquable de Narada à la boîte à rythme, et son ambiance jazzy, très contemporaine, évoque non seulement les tenants du jazz moderne que sont par exemple Michael Jackson et Sade, mais aussi d’autres musiciens, tels Miles Davis, Paul Butterfield, ou Bobby McFerrin.
Where Do Broken Hearts Go ? est le morceau le plus puissant de l’album, évoquant l’innocence perdue et le désir de retrouver la sécurité de l’enfance. La voix de Whitney est plus jolie, plus maîtrisée que jamais. Nous arrivons enfin à I Know Him so Well, le moment le plus émouvant du disque, car il s’agit, avant toute autre chose, d’un duo avec sa mère, Cissy. C’est une ballade qui évoque le souvenir d’un homme (Un amant partagé ? Un père depuis longtemps disparu ?) avec un mélange de désir, de regret, de force et de beauté qui conclut l’album sur une note délicate et parfaite. Nous attendons encore beaucoup de choses de Whitney (elle a fait une apparition bouleversante aux J.O. 1988, nous offrant un magnifique One Moment In Time), mais même si ce n’était pas le cas, elle demeurerait néanmoins l’une des voix noires les plus passionnantes et les plus originales de sa génération.
DINER AVEC MA SECRETAIRE
Lundi soir, huit heures. Je suis dans mon bureau, m’escrimant sur les mots croisés du New York Times d’hier dimanche tout en écoutant du rap sur la chaîne stéréo, essayant de comprendre pourquoi cette musique est si populaire, car une petite blonde rencontrée il y a deux soirs de cela au Bar m’a dit qu’elle n’écoutait rien d’autre et, bien que, ultérieurement, je l’aie dérouillée à mort dans un appartement de la Dakota Tower (je l’ai presque décapitée ; rien de très extraordinaire), ce matin encore ses goûts en matière de musique hantaient mon esprit, et j’ai dû m’arrêter à Tower Records, dans l’Upper West Side, et acheter pour quatre-vingt-dix dollars de CD de rap mais, comme prévu, je suis extrêmement perplexe : ce ne sont que voix négroïdes proférant de vilains mots comme digit, pudding, chunk. Jean est assise à son bureau, derrière des piles de dossiers sur lesquels je lui ai demandé de jeter un coup d’œil. La journée n’a pas été trop mauvaise : j’ai fait deux heures de gym avant le bureau ; le nouveau restaurant de Robison Hirsch vient d’ouvrir à Chelsea, il s’appelle le Finna ; Evelyn a laissé deux messages sur mon répondeur, et un à Jean, pour me dire qu’elle sera à Boston presque toute la semaine ; enfin, et c’est là le meilleur, le Patty Winters Show de ce matin était en deux parties : la première était une interview exclusive de Donald Trump, et la seconde un reportage sur des femmes torturées. J’étais censé dîner avec Madison Grey et David Campion au Café Luxembourg, mais à huit heures et quart, j’apprends que Luis Carruthers doit dîner avec nous et j’appelle cet abruti de Campion pour annuler, après quoi je passe un bon moment à me demander ce que je vais faire de ma soirée. Regardant par la fenêtre, je m’aperçois que le ciel sera bientôt totalement sombre, au-dessus de la ville.
Jean passe la tête dans mon bureau, frappant doucement sur la porte à demi ouverte. Je fais semblant de ne rien remarquer, sans trop savoir pourquoi, puisque je me sens un peu esseulé. Elle s’approche de mon bureau. Derrière mes Wayfarers, je garde les yeux fixés sur les mots croisés, me sentant comme ahuri, sans raison valable.
Elle pose un dossier sur le bureau, puis demande : « Faites les mots croisés ? » en omettant le « vous » — pitoyable tentative d’intimité, et aussi familiarité artificielle, insupportable. Je réprime un haut-le-cœur et hoche la tête, sans lever les yeux.
— Je peux vous aider ? fait-elle, et elle contourne le bureau avec circonspection, s’approche de moi, se penchant sur mon épaule pour me venir en aide. J’ai déjà rempli toutes les cases avec le mot viande ou le mot os, et je la sens tressaillir légèrement puis, remarquant la quantité de crayons n°2 cassés en deux, en vrac sur le bureau, elle les ramasse d’un air soumis et quitte la pièce.
— Jean ? fais-je.
— Oui, Patrick ? Elle réapparaît dans le bureau, essayant de contenir son empressement.
— Aimeriez-vous dîner avec moi ? fais-je, le regard toujours fixé sur les mots croisés, effaçant soigneusement le v d’un des nombreux viande dont j’ai rempli les cases. « Enfin, si vous ne... si vous n’avez rien de particulier. »
— Oh non, répond-elle trop vite puis, se rendant compte, à mon avis, de sa hâte excessive, elle ajoute : Je n’ai rien de prévu.
— Eh bien, quelle coïncidence, dis-je, levant les yeux et baissant mes Wayfarers.
Elle émet un rire léger, mais qui trahit une urgence réelle, une sorte de malaise, ce qui ne contribue en rien à diminuer mon écœurement.
— Eh oui, fait-elle en haussant les épaules.
— J’ai aussi des billets pour un concert de... Milla Vanilla, si cela vous tente, dis-je d’un ton négligent.
— Vraiment ? Qui dites-vous ? demande-t-elle, perplexe.
— Milla... Vanilla, fais-je lentement.
— Milla... Vanilla ? répète-t-elle, gênée.
— Milla... Vanilla, dis-je. Je crois qu’ils s’appellent comme ça.
— Je ne suis pas très sûre.
— D’avoir envie d’y aller ?
— Non... Du nom. Elle réfléchit intensément, et ajoute : Je crois que c’est... Milli Vanilli.
Je reste un long moment silencieux. « Oh », dis-je enfin.
Elle demeure immobile, hoche la tête, une fois.
— Aucune importance, dis-je. De toute façon, je n’ai pas de billets. Ils ne passent pas avant plusieurs mois.
— Oh, fait-elle, hochant de nouveau la tête. « Très bien. »
— Bien, où pourrions-nous aller ? Me renversant en arrière, j’extrais le Zagat du tiroir supérieur du bureau.
Elle demeure silencieuse, effrayée de dire une sottise, prenant ma question comme une espèce d’examen qu’il lui faut réussir, et suggère enfin, d’une voix hésitante : Où vous voudrez...
— Non, non, pas question, fais-je en souriant, feuilletant le petit guide. Pourquoi pas où vous voulez ?
— Oh, Patrick, soupire-t-elle. Je ne saurais pas quoi décider.
— Mais si, allez... Où vous voudrez.
— Oh, je ne sais pas. (Elle soupire derechef, désemparée.) Je ne sais pas.
— Allons... où voulez-vous dîner ? C’est vous qui décidez. Vous n’avez qu’à parler. Je peux nous faire entrer n’importe où.
Elle réfléchit un long moment puis, sentant que le temps qui lui est imparti est presque écoulé, suggère timidement, histoire de m’impressionner : Pourquoi pas au... Dorsia ?
Je cesse de feuilleter le Zagat et, sans lui accorder un regard, l’estomac soudain retourné, je me pose quelques questions silencieuses : Ai-je vraiment envie de dire non ? Ai-je vraiment envie d’avouer que je ne peux pas nous faire entrer là-bas ? Suis-je vraiment préparé à cela ? Est-ce là ce que je veux réellement faire ?
— Biiieeen, fais-je reposant le guide, puis le reprenant d’un geste nerveux pour trouver le numéro. « Donc, Jean veut aller au Dorsia... »
— Oh, je ne sais pas, dit-elle, confuse. Non, nous irons où vous voudrez.
— Mais le Dorsia, c’est... parfait, dis-je négligemment, composant vivement les sept chiffres maudits d’un doigt tremblant, essayant de garder la tête froide. Au lieu de la tonalité ‘‘occupé’’ à laquelle je m’attendais, la sonnerie résonne effectivement au Dorsia et, au bout de deux secondes, j’entends la voix hargneuse que j’ai appris à connaître, durant les trois derniers mois. « Le Dorsia, oui ? » crie la voix. À l’arrière-plan, le vacarme de la salle, assourdissant.
— Oui, auriez-vous une table pour deux, ce soir, dans, oh, disons vingt minutes ? fais-je, consultant ma Rolex et lançant un clin d’œil à Jean, qui paraît impressionnée.
— Nous sommes complet, crie le maître d’hôtel, arrogant.
— À neuf heures ? C’est parfait, dis-je.
— Nous n’avons pas de table ce soir, répète le maître d’hôtel, mécanique, imperturbable. Et la liste d’attente est complète, elle aussi. Il raccroche.
— Très bien, à tout à l’heure, fais-je, raccrochant également, avec un sourire destiné à lui montrer à quel point je suis satisfait de son choix, tentant de reprendre souffle, chacun de mes muscles noué à se rompre. Jean porte une robe Calvin Klein en jersey de laine et flanelle, une ceinture en alligator Kieselstein Cord à boucle d’argent, et des boucles d’oreilles et des bas couleur chair, Calvin Klein également. Elle reste plantée là, devant le bureau, perplexe.
— Oui ? fais-je, me dirigeant vers le portemanteau. Votre tenue... ça peut aller.
Elle demeure un moment silencieuse. « Vous n’avez pas donné votre nom », dit-elle enfin, d’une voix douce.
Je réfléchis à la question tout en mettant ma veste Armani et en renouant ma cravate de soie Armani, et réponds enfin, sans bégayer : Ils... Ils me connaissent.
Tandis que le maître d’hôtel installe un couple (Kate Spencer et Jason Lauder, j’en suis pratiquement certain), Jean et moi nous approchons de son estrade, où est posé le registre des réservations, liste de noms ridiculement lisibles et, me penchant dessus, machinalement, je repère immédiatement la seule réservation pour deux à neuf heures qui ne soit pas encore barrée, au nom de — oh, mon Dieu — Schrawtz. Je soupire puis, frappant le sol de la semelle, réfléchissant à toute vitesse, j’essaie de mettre au point un plan quelconque. « Pourquoi n’iriez-vous pas aux lavabos ? » dis-je soudain, me tournant vers Jean.
Elle parcourt le restaurant du regard, évaluant la situation. C’est le chaos. Dix rangées de personnes attendent au bar. Le maître d’hôtel installe le couple à une table au milieu de la salle. Avec une stupéfaction écœurée, je vois Sylvester Stallone assis en compagnie d’une nana dans le box que j’occupais avec Sean il y a quelques semaines, tandis que ses gardes du corps s’entassent dans le box voisin, et que Norman Prager, le propriétaire du Petty’s, se prélasse dans le troisième. Jean se retourne vers moi. « Quoi ? » crie-t-elle dans le vacarme.
— Vous n’avez pas envie d’aller aux lavabos ? fais-je, tandis que le maître d’hôtel se dirige vers nous, le visage fermé, circulant adroitement dans le restaurant bondé.
— Pourquoi ? Je veux dire... vous croyez que je devrais ? demande-t-elle, complètement éberluée.
— Allez-y, c’est tout, dis-je d’une voix sifflante, lui serrant le bras, éperdu.
— Mais je n’ai pas besoin d’y aller, Patrick, regimbe-t-elle.
— Oh mon Dieu, fais-je entre mes dents. Maintenant, c’est trop tard, de toute façon.
Le maître d’hôtel se dirige vers l’estrade, examine le registre, répond au téléphone, raccroche au bout de quelques secondes, et nous accorde enfin un bref regard, pas totalement hostile. Il a au moins cinquante ans, et porte un catogan. Je m’éclaircis la gorge, deux fois, afin d’attirer toute son attention, tentant pitoyablement de croiser son regard.
— Oui ? fait-il, comme si je le harcelais. Lui offrant un visage plein de dignité, je prends ma respiration avant de déclarer : J’ai réservé pour neuf heures... (Je déglutis péniblement)... deux personnes.
— Oouuii ? fait-il, soupçonneux. « À quel nom ? » Puis il se retourne vers un serveur, dix-huit ans, gueule de mannequin, qui vient de lui demander en passant où était la glace. « Pas maintenant ! » aboie-t-il, d’une voix tonnante. « Combien de fois faut-il te le dire ? » Le serveur hausse les épaules, soumis, et le maître d’hôtel lui désigne le bar : « La glace, c’est là-bas ! » Il se retourne vers nous. Je suis réellement effrayé.
— Votre nom, ordonne-t-il.
Parmi tous les putains de noms qui existent, pourquoi celui-là ? me dis-je. « Euh... Schrawtz — oh, mon Dieu —, Mr. et Mrs. Schrawtz. » Je dois être blême, c’est certain, et j’ai donné les noms d’une voix mécanique, mais le maître d’hôtel est trop occupé pour ne pas gober le truc. Quant à Jean, qui doit ne rien comprendre à mon attitude, je ne me donne même pas la peine de lui accorder un regard tandis qu’on nous conduit à la table des Schrawtz, une table merdique, j’en suis persuadé, mais malgré tout, je me sens soulagé.
Les menus sont déjà posés sur la table, mais je suis dans un tel état de nerfs que les mots et les prix eux-mêmes m’apparaissent comme des hiéroglyphes. Je suis complètement hagard. Un serveur prend nos commandes d’apéritif — celui-là même qui ne savait pas où trouver la glace. Je m’entends prononcer des mots, sans même écouter Jean, des choses comme « La protection de la couche d’ozone, c’est vraiment une idée très cool », et des blagues idiotes, un sourire plaqué sur le visage, dans un autre monde, et il ne me faut pas longtemps — quelques minutes, pas plus, le serveur n’a même pas eu le temps de nous proposer les spécialités — pour apercevoir le couple, grand, séduisant, arrêté près de l’estrade, en grande conversation avec le maître d’hôtel. Je soupire profondément, la tête vague, et déclare en bégayant : Ça va mal tourner.
Jean lève les yeux du menu, pose la boisson — sans glace — qu’elle sirotait. « Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Le maître d’hôtel nous regarde, me regarde d’un œil torve, tout en guidant le couple jusqu’à notre table. S’ils avaient été petits et rondouillards, outrageusement juifs, j’aurais pu garder la table, même sans l’aide d’un billet de cinquante, mais ces gens-là paraissent tout droit sortis d’une pub Ralph Lauren ; Jean et moi également, bien sûr — et tout le monde, d’ailleurs, dans ce restaurant à la con —, mais l’homme porte un smoking, et la femme — une créature complètement baisable — est couverte de bijoux. C’est la réalité des choses, comme dirait mon frère, l’immonde Sean, et il faut faire avec. À présent, le maître d’hôtel se tient debout à notre table, les mains derrière le dos. Il n’a pas l’air de plaisanter. « Mr. et Mrs... Schrawtz ? » demande-t-il au bout d’un long moment.
— Oui ? fais-je, l’air dégagé.
Il demeure immobile, sans me quitter des yeux. Silence très étrange. Son catogan, gris et graisseux, pend au-dessous de son col comme une espèce d’objet maléfique.
— Vous savez, dis-je enfin, non sans une certaine suavité, il se trouve que je connais le chef.
Il continue de me fixer. Ainsi que, certainement, le couple derrière lui.
Long silence, de nouveau, que je romps en demandant, je ne sais pourquoi : Il est bien à... à Aspen ?
Tout ceci n’avance à rien. Avec un soupir, je me retourne vers Jean, qui paraît complètement désorientée : « On y va, d’accord ? » Elle hoche la tête, l’air abruti. Humilié, je la saisis par la main et nous nous levons — elle plus lentement que moi — et, frôlant le maître d’hôtel et le couple Schrawtz, traversons en sens inverse le restaurant bondé pour nous retrouver dehors. Je ne cesse de murmurer « J’aurais dû m’en douter, j’aurais dû m’en douter, j’aurais dû », d’une voix mécanique, complètement anéanti, mais Jean se met à gambader dans la rue, riant et m’entraînant derrière elle et, comme je m’étonne de cet accès de gaieté, « c’était tellement drôle », dit-elle entre deux rires étouffés puis, serrant mon poing crispé, ajoute : « Vous avez un sens de l’humour tellement spontané. » Secoué, marchant à côté d’elle, les jambes raides, sans lui prêter attention, je me demande : « Où aller... maintenant ? » La réponse surgit en l’espace de quelques secondes : à l’Arcadia, vers lequel mes pas nous conduisent, presque inconsciemment.
Quelqu’un — Hamilton Conway, je crois — me prenant pour un certain Ted Owen, me demande si je peux le faire entrer au Petty’s ce soir. « Je vais voir ce que je peux faire », dis-je, puis je reporte le peu d’attention qui me reste sur Jean, assise en face de moi, dans la salle aux trois quarts vide de l’Arcadia — une fois le type parti, il ne reste plus que cinq tables occupées. J’ai commandé un J&B on the rocks. Jean sirote un verre de vin blanc, tout en m’expliquant que son souhait le plus profond est « d’entrer dans une banque d’affaires », sur quoi je me dis : tu peux toujours rêver. Quelqu’un d’autre, Frederick Dibble cette fois, s’arrête pour me féliciter à propos du portefeuille Larson. Il a le culot d’ajouter : « On se voit plus tard, Saul. » Mais je suis dans un état second, à des millions de kilomètres de là, et Jean ne remarque rien ; elle me parle du roman d’un jeune auteur, qu’elle vient de lire —j’ai vu la couverture, dans une débauche de néon. Quant au sujet : la souffrance sublimée. Croyant qu’elle parle d’autre chose, je m’entends dire, sans vraiment la regarder : « Il faut avoir la peau dure, pour survivre dans cette ville. » Elle rougit, embarrassée, et reprend une gorgée de vin, un très bon sauvignon blanc.
— Je vous sens distant, déclare-t-elle.
— Quoi ? fais-je, clignant des paupières.
— Je dis que vous me paraissez distant.
— Non, fais-je, soupirant. Je suis moi-même. Toujours aussi farfelu.
— C’est bien. Elle sourit, soulagée — mais peut-être tout ceci n’est-il qu’un rêve.
— Alors, dites-moi, fais-je, essayant de concentrer mon attention sur elle, que voulez-vous réellement faire de votre vie ?... Enfin, en résumé, vous voyez ? dis-je, me rappelant la manière dont elle m’a tanné avec son histoire de carrière dans une banque d’affaires. « Et ne me dites pas que vous adoreriez vous occuper d’enfants, d’accord ? »
— Eh bien, j’aimerais voyager. Reprendre des études, peut-être, je ne sais pas trop... Elle s’interrompt, pensive, et conclut avec sincérité : J’en suis à un stade de ma vie où j’entrevois beaucoup de possibilités, mais je suis tellement... Je ne sais pas... peu sûre de moi.
— Je crois que c’est aussi important, d’être conscient de ses limites. Avez-vous un petit ami ? fais-je, tout à trac.
Elle sourit timidement, rougit. « Non, non, pas vraiment. »
— C’est intéressant, dis-je à mi-voix. J’ai ouvert la carte et j’étudie le menu à prix fixe de ce soir.
— Et vous, êtes-vous avec quelqu’un ? tente-t-elle, hésitante. « Je veux dire, sérieusement. »
Je jette mon dévolu sur le poisson-pilote aux tulipes et à la cannelle, éludant la question d’un soupir : « Ce que je veux, c’est avoir une relation importante avec quelqu’un qui compte pour moi » et, sans la laisser répondre, je lui demande ce qu’elle a choisi.
— Le dauphin à la hawaïenne, je crois. Avec du gingembre, ajoute-t-elle, louchant sur le menu.
— Moi, je prends le poisson-pilote. Je commence à bien aimer ça. Le... poisson-pilote. Je hoche la tête.
Après un dîner médiocre, une bouteille de cabernet sauvignon californien, hors de prix, et une crème brûlée que nous partageons, je commande un verre de porto à cinquante dollars, tandis que Jean sirote un espresso décaféiné. Elle me demande d’où vient le nom du restaurant, et je le lui explique, sans même inventer une histoire grotesque, bien que je sois tenté de le faire, pour voir si elle marcherait. Assis en face d’elle, dans la pénombre de l’Arcadia, il me paraît évident qu’elle goberait n’importe quel mensonge, n’importe quelle invention qui me passerait par l’esprit, tant son béguin pour moi lui ôte toute défense, la laissant désarmée, ce que je trouve étrangement peu excitant. Je pourrais même lui expliquer mes positions pro-apartheid, et l’amener à les partager, à investir de grosses sommes d’argent dans des organisations racistes qui...
— L’Arcadie était autrefois une région du Péloponnèse, en Grèce, fondée en 370 avant J. C, et entièrement cernée par les montagnes. La ville principale en était Megalopolis, qui était aussi le centre de l’activité politique et la capitale de la confédération d’Arcadie... (je prends une gorgée de porto épais, fort, cher)... Elle fut détruite durant la guerre d’indépendance grecque... C’est en Arcadie qu’était vénéré le dieu Pan, à l’origine... Savez-vous qui était Pan ?
Elle hoche la tête, les yeux rivés à mon visage.
— Ses distractions étaient très semblables à celles de Bacchus. La nuit, il s’amusait avec les nymphes, mais dans la journée, il aimait bien aussi... effrayer les voyageurs... D’où le mot pan-ique. Et patati, et patata... Je trouve amusant d’avoir gardé tout cela en mémoire et, levant les yeux de mon verre de porto, que je n’ai cessé de contempler d’un air pensif, je lui souris. Elle demeure un long moment silencieuse, perplexe, ne sachant pas comment réagir, puis plonge enfin son regard dans le mien et, se penchant au-dessus de la table, dit d’une voix hésitante : « C’est très... très intéressant. » Voilà ce qu’elle dit. Voilà tout ce qu’elle a à dire.
Onze heures trente-quatre. Nous sommes sur le trottoir, devant l’immeuble de Jean, dans l’Upper East Side. Son concierge nous observe d’un regard circonspect, du fond du hall, un regard perçant qui m’emplit d’une terreur sans nom. Un rideau d’étoiles est tendu sur le ciel, des milliers d’étoiles éparpillées et, devant cette multitude, je me sens tout petit, ce que j’ai du mal à supporter. Je dis quelque chose à propos des différentes formes d’angoisse, et elle hausse les épaules, hoche la tête. Comme si son cerveau avait des problèmes de communication avec sa bouche, comme si elle recherchait en permanence une analyse rationnelle de ma personnalité, ce qui, évidemment, n’est pas possible : il n’y a pas de clef.
— Cela a été un dîner merveilleux, dit-elle. Merci beaucoup.
— En fait, la cuisine était quelconque mais, de rien, de rien.
— Voulez-vous monter prendre un verre ? demande-t-elle d’un ton trop négligent — et même si je critique sa manière de faire, cela ne signifie pas pour autant que je n’ai pas envie de monter. Cependant quelque chose m’arrête, occulte l’appel du sang. Le concierge ? La lumière dans le hall ? Son rouge à lèvres ? En outre, je commence à me dire que le plaisir des cassettes vidéo est infiniment moins compliqué que celui du sexe réel, et donc infiniment supérieur.
— Vous avez du peyotl ?
Elle demeure silencieuse, perplexe. « Quoi ? »
— Je plaisantais. Écoutez, j’ai l’intention de regarder David Letterman, et... Je m’interromps, sans trop savoir pourquoi. « Il faut que j‘y aille. »
— Vous pouvez le regarder chez moi.
— Vous avez le câble ? fais-je après un silence.
— Oui. (Elle hoche la tête.) J’ai le câble.
Coincé, je demeure silencieux, faisant semblant de réfléchir. « Non, dis-je enfin, c’est bon comme ça. Je préfère le regarder sans le câble. »
Elle me jette un regard plein de tristesse et d’incompréhension. « Quoi ? »
— J’ai des cassettes vidéo à rendre, dis-je très vite.
— Maintenant... ? Il est... (Elle consulte sa montre)... presque minuit.
— Ouais, et alors ? fais-je, suprêmement détaché.
— Bien. Je suppose que... qu’on se dit bonsoir, alors, dit-elle.
Quel genre de livres Jean lit-elle ? Des titres défilent à toute vitesse dans ma tête : Comment Rendre un Homme Amoureux. Comment Garder pour Toujours l’Amour d’un Homme. Comment Réussir dans cette Entreprise. Se Marier. Comment Être Marié d’Ici un An et un Jour. Comment Supplier un Homme. Dans la poche de mon pardessus, je touche l’étui à préservatifs Luc Benoit, en peau d’autruche, que j’ai acheté la semaine dernière, mais... mmmmm... non.
Nous nous serrons la main avec gêne puis, gardant ma main dans la sienne, elle demande : « C’est vrai ? Vous n’avez pas le câble ? »
Et, bien que la soirée n’ait été aucunement romantique, elle me prend dans ses bras, et cette fois, émane d’elle une chaleur à laquelle je ne suis pas accoutumé. J’ai tellement l’habitude d’imaginer les choses comme sur un écran de cinéma, à voir les événements et les gens comme s’ils faisaient partie d’un film, qu’il me semble soudain entendre jouer un orchestre, voir littéralement la caméra s’approcher en travelling et tourner autour de nous, tandis que des feux d’artifice éclatent au ralenti dans le ciel et que ses lèvres en soixante-dix millimètres s’écartent pour murmurer l’inévitable « Je te veux » en Dolby stéréo. Mais mon étreinte se fige et je sens, imperceptiblement d’abord, puis plus nettement, se calmer la tempête en moi. Elle m’embrasse sur la bouche, ce qui me fait brutalement retomber sur terre. Je la repousse doucement. Elle lève vers moi un regard effrayé.
— Écoutez, il faut que j’y aille, dis-je, jetant un coup d’œil sur ma Rolex. Je ne veux pas manquer... Nos Amies les Bêtes.
— Très bien, dit-elle, reprenant contenance. Bye.
— ‘nuit, dis-je.
Nous nous éloignons, chacun de notre côté. Tout à coup, elle crie quelque chose,
Je me retourne.
— N’oubliez pas que vous avez un petit déjeuner avec Frederick Bennet et Charles Rust au ‘‘21’’, me lance-t-elle depuis sa porte, que le concierge lui tient ouverte.
— Merci, fais-je avec un signe de la main. Ça m’était complètement sorti de la tête.
Elle me fait un signe en retour, et disparaît dans le hall.
En retournant vers Park Avenue pour prendre un taxi, je passe devant un clochard, laid, un vagabond — un membre du tiers monde génétique — qui mendie quelques pièces, « ce que vous aurez », et, remarquant le sac à livres Barnes & Noble posé à côté de lui sur les marches de l’église où il est installé, je ne peux m’empêcher de me moquer de lui, à haute voix : « Eh bien, vous, au moins, vous aimez lire... » Puis, assis au fond du taxi qui me ramène chez moi, je m’imagine en train de courir autour de Central Park avec Jean, par un frais après-midi de printemps, riant, nous tenant par la main. Nous achetons des ballons, les laissons filer vers le ciel.
LE DETECTIVE
Mai se glisse dans juin qui s’insinue dans juillet, lequel rampe vers août. À cause de la chaleur, j’ai eu durant les quatre dernières nuits d’intenses rêves de vivisection. Pour l’instant, je ne fais rien, sinon végéter au bureau avec un mal de tête vicieux, écoutant au walkman un CD de Kenny G. pour l’atténuer, mais le soleil éclatant du matin qui pénètre à flots dans mon bureau me vrille le crâne, ravivant ma gueule de bois. Pas de musculation, ce matin. Tout en écoutant la musique, je remarque que la deuxième lumière clignote sur mon téléphone : Jean m’appelle. Je soupire, ôte mon walkman avec précaution.
— Qu’est-ce que c’est ? fais-je d’une voix monocorde.
— Hum, Patrick ?
— Oouuiii, Jean ? fais-je avec une patience exagérée,
— Patrick, un Mr. Donald Kimball souhaiterait vous voir, dit-elle, nerveuse.
— Qui ? fais-je brusquement, la tête ailleurs. Elle émet un petit soupir d’inquiétude, et baisse le ton : « Le détective Donald Kimball ? » Il y a une question dans sa voix.
Je regarde le ciel derrière la fenêtre, puis l’écran de mon ordinateur, puis la femme sans tête que j’ai griffonnée au dos du Sports Illustrated de la semaine, et caresse la couverture glacée du magazine, une fois, deux fois, avant de l’arracher et de la froisser en boule. « Dites-lui... » je m’interromps, réfléchissant, reconsidérant les options possibles. « Dites-lui que je suis parti déjeuner. »
Jean demeure un instant silencieuse, puis chuchote : « Patrick... Je pense qu’il sait que vous êtes là. » Comme je ne réponds pas, elle ajoute : « Il est dix heures et demie », toujours chuchotant.
Je soupire, à court d’idées. « Bon... Faites-le entrer », dis-je enfin, réprimant un accès de panique.
Me levant, je me dirige vers le miroir Jodi accroché à côté de la toile de George Stubb et vérifie l’état de mes cheveux, auxquels je donne un coup de peigne en corne de bœuf puis, très calme, prends un de mes téléphones sans fil, me préparant à jouer serré. Imaginant que je suis en conversation avec John Akers, je me mets à parler d’une voix bien audible, avant que le détective n’entre dans mon bureau.
— Oui, John... (Je m’éclaircie la gorge.) Il faut choisir ses vêtements en fonction de son physique. Mon petit vieux, il y a vraiment des choses à faire et des choses à ne pas faire, si on porte des chemises à grosses rayures. Ce genre de chemise demande un costume et une cravate unis, ou à motif discret…
La porte du bureau s’ouvre, et je fais signe au détective d’entrer. Il est étonnamment jeune, mon âge, peut-être, et porte un costume Armani pas très différent du mien, bien que le sien soit un peu déstructuré, à la fois chic et décontracté, ce qui ne lasse pas de me préoccuper. Je lui adresse un sourire rassurant.
— Et une chemise à texture serrée est plus résistante qu’une chemise à texture fine... Oui, je sais bien... Mais pour le savoir, il faut que tu examines de près le tissu... Je désigne la chaise Mark Schrager en chrome et teck, face à mon bureau, lui faisant signe de s’asseoir.
— Pour obtenir une texture serrée, on utilise non seulement un grand nombre de fils, mais aussi des fils d’excellente qualité, à la fois fins et longs, ce qui... Oui... Ce qui donne une trame dense, par opposition à une trame composée de fibres courtes et pelucheuses, comme celle du tweed. Et les tissus à trame lâche, comme le tricot, sont extrêmement délicats, et doivent être traités avec beaucoup de précaution... À cause de la visite de ce détective, il y a de grandes chances que la journée soit gâchée. Je lui jette un regard morne, tandis qu’il s’installe sur la chaise, croisant les jambes d’une manière qui me fait froid dans le dos. Il se retourne pour voir si je suis toujours au téléphone, et je m’aperçois que je suis resté trop longtemps silencieux.
— C’est vrai, et... Oui, John, tu as raison. Et... oui, il faut toujours donner quinze pour cent au coiffeur... Non, on ne donne rien au propriétaire du salon... Je regarde le détective et lève les yeux au ciel, haussant les épaules en signe d’impuissance. Il hoche la tête avec un sourire compréhensif, croise de nouveau les jambes. Jolies chaussettes. Mon Dieu, mon Dieu. « La shampooineuse ? Cela dépend. Je dirais un dollar ou deux. » Je ris. « Ça dépend de quoi elle a l’air... » Je ris plus fort. « Ouais, et de ce qu’elle te lave... Écoute, John, il faut que je te laisse. T. Boone Pickens vient d’entrer dans mon bureau... » Je fais une pause, avec un sourire imbécile, puis me mets à rire. « Je plaisantais... Non, rien au propriétaire du salon. » Je ris de nouveau. « Très bien, John... Okay, c’est compris. » Je raccroche le téléphone, replie l’antenne et, d’un ton excessivement naturel, déclare : Désolé.
— Non, c’est moi, dit-il d’un air d’excuse, apparemment sincère. J’aurais dû prendre rendez-vous. Était-ce, euh, quelque chose d’important ? demande-t-il, désignant vaguement le téléphone que je repose sur son support de recharge.
— Ça ? fais-je, me dirigeant vers mon bureau, et m’affalant dans mon fauteuil. Toujours les mêmes histoires de boulot. On étudie des possibilités... On échange des rumeurs... On fait courir des bruits. Nous rions tous deux. La glace est brisée.
— Salut, dit-il, me tendant la main, Donald Kimball.
— Salut. Pat Bateman. Enchanté de vous rencontrer. Je lui serre vigoureusement la main.
— Je suis désolé de vous tomber dessus à l’improviste, mais je devais voir Luis Carruthers, et il n’est pas là, et... Enfin, comme vous êtes là, vous... Il détourne les yeux des trois exemplaires de Sports Illustrated qui recouvrent mon bureau, en compagnie du walkman. Suivant son regard, je referme les magazines et les glisse dans le tiroir supérieur avec le walkman, qui fonctionne toujours.
— Bien, dis-je, d’une voix aussi amicale et engageante que possible. De quoi devons-nous parler ?
— Eh bien, j’ai été engagé par Meredith Powell pour enquêter sur la disparition de Paul Owen.
Je hoche la tête d’un air pensif. « Vous n’êtes pas du FBI, ou quelque chose de ce genre, n’est-ce pas ? »
— Non, non, dit-il. Rien de ce genre. Je suis un simple détective privé.
— Ah, je vois... mmm-mmm. Je hoche la tête de nouveau, toujours aussi tendu. « La disparition de Paul... mmm-mmm. »
— Donc, ça n’a rien de strictement officiel, dit-il d’une voix confiante. Juste quelques questions très simples. Sur Paul Owen. Sur vous-même...
— Un café ? fais-je brusquement.
— Non, c’est bien comme ça, répond-il, vaguement troublé.
— Un Perrier ? Une San Pellegrino ?
— Non, c’est bien, répète-t-il, ouvrant un petit carnet noir qu’il a tiré de sa poche, avec un Cross en or. Je sonne Jean.
— Oui, Patrick ?
— Jean, je suis avec Mr... Je m’interromps, lève les yeux.
Il lève les yeux : Kimball.
— Mr. Kimball. Pourriez-vous lui apporter une bouteille de San Pelle...
— Oh, non, c’est très bien comme ça, proteste-t-il.
— Il n’y a aucun problème, dis-je.
J’ai l’impression qu’il se force à ne pas me regarder bizarrement. Revenant à son carnet, il écrit quelque chose, raye quelque chose. Jean entre presque immédiatement, posant une bouteille de San Pellegrino et un verre gravé de chez Steuben sur mon bureau, devant Kimball. Elle me jette un regard anxieux, préoccupé, et je fronce les sourcils. Kimball lève les yeux et sourit, avec un petit signe de tête à Jean qui, je le note, ne porte pas de soutien-gorge, aujourd’hui. Je la regarde s’éloigner, l’air de rien, puis reviens sur Kimball et me redresse, croisant les mains. « Bien, de quoi parlions-nous ? » fais-je de nouveau.
— De la disparition de Paul Owen, me rappelle-t-il.
— Ah, c’est vrai. Eh bien, je n’ai pas entendu parler de sa disparition, ni de quoi que ce soit... Je m’interromps, esquisse un rire. « Pas dans Page Six, en tout cas. »
Kimball sourit poliment. « Je crois que sa famille ne tient pas à l’ébruiter. »
— C’est compréhensible. Je désigne de la tête la bouteille et le verre qu’il n’a pas touchés. « Un peu de citron ? »
— Non, vraiment C’est parfait.
— Vous en êtes sûr ? Je peux vous faire apporter du citron.
Il reste un instant silencieux. « Quelques renseignements préliminaires, pour mes fiches personnelles, d’accord ? »
— Allez-y, tirez le premier, dis-je.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt-sept ans. Vingt-huit en octobre.
— Où avez-vous fait vos études ?
— À Harvard. Et ensuite à la Harvard Business School.
— Votre adresse ? demande-t-il, sans lever les yeux du carnet.
— 55, Quatre-vingt-unième Rue Ouest. L’American Garden Building.
— Chouette. (Il lève les yeux, impressionné.) Très chouette.
— Merci. Je souris, flatté.
— Est-ce que Tom Cruise n’habite pas là-bas ? demande-t-il.
— Ouais. Soudain je serre les paupières, malgré moi, me pince le haut du nez.
— Excusez-moi, mais ça ne va pas ? l’entends-je dire.
J’ouvre de nouveau les yeux, larmoyant. « Pourquoi me demandez-vous cela ? »
— Vous paraissez... nerveux.
J’ouvre un tiroir de mon bureau et en sors un tube d’aspirine.
— Un Nuprin ?
Kimball regarde le tube d’un air étrange, puis lève les yeux vers moi, avant de secouer la tête. « Euh… non merci. » Il a tiré de sa poche un paquet de Marlboro, qu’il pose machinalement sur le bureau, à côté de la bouteille de San Pellegrino, tout en examinant quelque chose dans son carnet.
— Mauvaise habitude, dis-je.
Il lève les yeux et, remarquant mon air désapprobateur, m’adresse un sourire penaud. « Je sais. Je suis navré. »
Je regarde fixement le paquet de cigarettes.
— Est-ce que... vous préféreriez peut-être que je ne fume pas ? demande-t-il, hésitant.
Je continue de fixer le paquet, pesant le pour et le contre. « Non... Je pense que ça ira. »
— Vous êtes sûr ?
— Aucun problème. Je sonne Jean.
— Oui, Patrick ?
— Apportez-nous un cendrier, pour Mr. Kimball.
Deux secondes plus tard, le cendrier est là.
— Que pouvez-vous me dire sur Paul Owen ? demande-t-il enfin, quand Jean est sortie, après avoir posé un cendrier en cristal de chez Fortunoff sur le bureau, à côté de la bouteille de San Pellegrino, intacte.
— Eh bien... Je tousse, avale deux Nuprin. « Je ne le connaissais pas si bien. »
— Mais jusqu’à quel point le connaissiez-vous ?
— Je... Je ne sais vraiment pas quoi vous dire, fais-je (ce qui contient une bonne part de vérité). Il faisait partie de tout ce... ce milieu de Yale, vous voyez.
— De Yale ? dit-il, ne comprenant pas.
Je reste silencieux, ne sachant pas moi-même ce que je veux dire. « Ouais... tout ce truc de Yale. »
— Que voulez-vous dire par... le truc de Yale ? Il est intrigué, à présent.
Nouveau silence. Qu’est-ce que je veux dire, en effet ? « Eh bien, déjà, je pense qu’il avait probablement des tendances homosexuelles inavouées. (Je n’en sais rien, mais cela m’étonnerait, vu son goût en matière de nanas.) Il prenait beaucoup de cocaïne... » Je m’interromps, puis conclus d’une voix mal assurée : « Enfin… le truc de Yale, quoi. » Je suis certain que ça sonne bizarrement, mais il n’y a aucune autre manière d’exprimer cela.
Le silence est tombé sur le bureau. Soudain, la pièce paraît étriquée, étouffante. Malgré l’air conditionné réglé à fond, on a l’impression de respirer un air artificiel, recyclé.
— Bien... Kimball contemple son carnet, d’un air impuissant. « Vous ne pouvez rien me dire sur Paul Owen ? »
— Mon Dieu... fais-je en soupirant. Il menait une vie très rangée, je crois. Il... Il se nourrissait de façon équilibrée, dis-je, à court d’inspiration.
Je sens de la frustration chez Kimball. « Quel genre d’homme était-ce ? demande-t-il. Mis à part... (Il hésite, tente de sourire) les informations que vous venez de me donner. »
Comment pourrais-je décrire Paul Owen à ce type ? Comme un connard prétentieux, arrogant, qui passait sa vie à se défiler au moment de l’addition au Nell’s ? Lui faire part de cette confidence pénible qu’il m’avait faite : il avait donné un nom à sa queue, et sa queue s’appelait Michael. Non. On se calme, Bateman. Je crois que je souris.
— J’espère que ça n’est pas un interrogatoire en règle, parviens-je à dire.
— C’est l’impression que vous avez ? Sa question sonne comme une menace, mais c’est une illusion.
— Non, fais-je, prudemment. Pas vraiment.
Il écrit de nouveau quelque chose. Je suis à bout. Puis, sans lever les yeux, mâchonnant le bout de son crayon, il demande : Où Paul avait-il l’habitude de traîner ?
— De... de traîner ? fais-je.
— Ouais, vous savez bien... de sortir, quoi.
— Laissez-moi réfléchir, dis-je, pianotant sur le bureau. Au Newport. Au Harry’s. Au Fluties. A l’Indochine. Au Nell’s. Au Cornell Club. Au New York Yacht Club. Les endroits habituels.
Kimball semble perplexe. « Il possédait un yacht ? »
— Non, dis-je, coincé. Non. Il traînait juste au Club.
— Et où avait-il fait ses études ?
Je demeure un instant silencieux. « Vous ne le savez pas ? »
— Je voulais juste savoir si vous le saviez, dit-il, toujours sans lever les yeux.
— Euh... A Yale, dis-je lentement. Exact ?
— Exact.
— Et ensuite à l’école de Commerce de Columbia... Je crois.
— Et avant cela ?
— St. Paul, si ma mémoire est bonne... Enfin…
— Non, c’est cela. Tout cela n’a pas grand rapport, s’excuse-t-il. Je crois que je n’ai pas d’autre question. Cela ne me fait pas beaucoup d’éléments pour avancer.
— Écoutez, je voudrais bien... Je ne demande qu’à vous aider, dis-je doucement, non sans finesse.
— Je comprends.
Nouveau silence. Il note quelque chose, mais cela semble sans grande importance.
— Vous ne voyez rien d’autre à me dire sur Paul Owen ? demande-t-il, presque timidement.
Je réfléchis, puis déclare d’une voix faible : Nous avions tous deux sept ans en 1969.
Kimball sourit. « Moi aussi. »
Faisant semblant de m’intéresser à son enquête, je m’enquiers : Avez-vous des témoignages quelconques, ou des empreintes...
Il me coupe la parole d’un air las : Eh bien, il y a un message sur son répondeur, disant qu’il part pour Londres.
— Alors, c’est peut-être ce qu’il a fait, hein ? fais-je, plein d’espoir.
— Sa petite amie pense que non, répond Kimball d’une voix neutre.
Elle ne se rend absolument pas compte, j’imagine, quel microbe était Paul Owen, face à l’immensité de l’univers.
— Mais... Est-ce que quelqu’un l’a vu, à Londres ?
Kimball baisse les yeux sur son carnet, tourne rapidement une page puis, me regardant de nouveau, dit : Oui, en effet.
— Mmmm-mmm, fais-je.
— En fait, j’ai eu beaucoup de mal à obtenir une confirmation précise, reconnaît-il. Un certain... Stephen Hughes déclare l’avoir vu dans un restaurant, là-bas, mais après vérification, il a confondu Paul avec un certain Hubert Ainsworth, et donc...
— Oh, fais-je.
— Vous souvenez-vous où vous étiez, la nuit où Paul a disparu ? (Il consulte son carnet.) C’est-à-dire le 24 juin ?
— Mon Dieu... Je suppose que... » Je réfléchis. « J’ai dû probablement rapporter des cassettes vidéo. » J’ouvre le tiroir du bureau, en tire mon agenda et, feuilletant les pages du mois de décembre, déclare : « J’avais rendez-vous avec une fille appelée Véronica... » Ce qui est un mensonge total, une pure invention.
— Attendez, dit-il, surpris, consultant son carnet. Ça n’est pas ce que j’ai.
Les muscles de mes cuisses se raidissent. « Quoi ? »
— Ça ne correspond pas aux informations que l’on m’a fournies, dit-il.
— Eh bien... Je me sens désarçonné soudain, effrayé. Le Nuprin est amer dans mon estomac. « Je... Attendez... Quelles informations vous a-t-on fournies ?
— Voyons... Il feuillette son carnet. « On m’a dit que vous étiez avec... »
— Attendez. Je me mets à rire. « Il est bien possible que je me trompe... » J’ai le dos trempé.
— Eh bien... Quand avez-vous vu Paul Owen pour la dernière fois ?
— Nous... — pour l’amour de Dieu, Bateman, trouve quelque chose... — nous sommes allés ensemble voir une nouvelle comédie musicale qui venait de sortir. Cela s’appelait... Oh Africa, Brave Africa. (J’avale ma salive.) C’était... à mourir de rire... Et c’est à peu près tout. Je crois que nous avons dîné chez Orso... non, au Petaluma. Non, à l’Orso’s. Je fais une pause. La dernière fois que... que je l’ai vu physiquement, c’était... devant un distributeur de billets. Je ne sais plus lequel... pas loin de, euh, du Nell’s.
— Mais le soir où il a disparu ? demande Kimball.
— Je ne suis pas très sûr.
— Je pense que vous avez peut-être confondu les dates, dit-il, jetant un coup d’œil sur son carnet.
— Mais comment cela ? D’après vous, où était Paul, ce soir-là ?
— Si l’on en croit son agenda — et sa secrétaire me l’a confirmé —, il a dîné avec... Marcus Halberstam.
— Et ?
— Je l’ai interrogé.
— Marcus ?
— Oui. Et il dit que non. Même si, au départ, il n’en était pas très sûr.
— Et il nie.
— Oui.
— Bon, a-t-il un alibi, alors ? J’écoute ses réponses d’une oreille affûtée, à présent.
— Oui.
Un silence.
— Vraiment ? Vous en êtes certain ?
— J’ai vérifié, dit-il avec un sourire étrange. Du béton.
Nouveau silence.
— Oh.
— Bien. Où étiez-vous ? Il rit.
Je ris avec lui, sans trop savoir pourquoi. « Où était Marcus ? » fais-je avec un ricanement presque imbécile.
Kimball me regarde, souriant toujours. « Il n’était pas avec Paul Owen », déclare-t-il d’un air énigmatique.
— Alors, avec qui était-il ? Je ris toujours, mais la tête commence à me tourner sérieusement.
Kimball ouvre son carnet et me lance un regard vaguement hostile, pour la première fois. « Il était à l’Atlantis, avec Craig McDermott, Frederick Dibble, Harry Newman, George Butner et... vous », conclut-il, me regardant droit dans les yeux.
Là maintenant, dans ce bureau, je me demande combien de temps un cadavre mettrait à se désintégrer, là, dans ce bureau. Dans ce bureau, voilà les choses auxquelles je rêve, voilà quels sont mes fantasmes dans ce bureau : manger des côtelettes au Red, Hot and Blue, Washington DC. Changer de shampooing, peut-être. Quelle est en réalité la meilleure bière amère ? Bill Robinson est-il surestimé, en tant que styliste ? Qu’est-ce qui me déplaît chez IBM ? Luxe suprême. L’expression ‘‘à la dure’’ est-elle un adverbe ? Paix fragile de saint François d’Assise. La Fée Électricité. Comble du luxe. Du luxe suprême. Ce salaud porte la même chemise de lin que moi, Armani. Comme il serait facile de lui faire mouiller son caleçon de peur, à cet enfoiré. Kimball est parfaitement inconscient de ma totale inattention. Pas le moindre signe d’une vie quelconque dans ce bureau. Cependant, il continue de prendre des notes. Le temps que vous finissiez de lire cette phrase, un Boeing aura décollé ou atterri quelque part dans le monde. Je boirais bien une Pilsner Urquell.
— Mais oui. Évidemment... Nous avions demandé à Paul Owen de se joindre à nous, dis-je, hochant la tête, comme si cela me revenait soudain à l’esprit, mais il a répondu qu’il avait des projets pour la soirée... C’est... le lendemain, que j’ai dû dîner avec Victoria, conclus-je d’une voix hésitante.
— Écoutez, comme je vous l’ai dit, Meredith a fait appel à moi, c’est tout, dit-il avec un soupir, refermant son carnet.
— Saviez-vous que Meredith Powell sort avec Brock Thomson ? fais-je mollement.
Il hausse les épaules, soupire derechef. « Je ne sais rien de tout cela. Tout ce que je sais, c’est que, d’après elle, Paul Owen lui doit beaucoup d’argent. »
— Oh ? fais-je, hochant la tête, Vraiment ?
— Personnellement, reprend-il, sur le ton de la confidence, je pense que le pauvre type a piqué une petite crise. Il a dû prendre le large pour un moment. Peut-être est-il vraiment allé à Londres. Il fait le touriste. Il se saoule, ou je ne sais quoi. En tout cas, je suis à peu près sûr qu’on le verra réapparaître un jour ou l’autre.
Je hoche la tête, lentement, espérant avoir l’air suffisamment épaté.
— À votre avis, avait-il des rapports quelconques avec, disons, l’occultisme, ou la magie noire ? demande Kimball, sérieusement.
— Euh, quoi ?
— Je sais que c’est une question biscornue, mais le mois dernier, dans le New Jersey — je ne sais pas si vous en avez entendu parler —, un jeune agent de change a été arrêté, et accusé d’avoir assassiné une fille de Chicago, et de s’être adonné à des pratiques de sorcellerie avec, eh bien, avec différentes parties de son corps.
— Beurk ! fais-je.
— Et donc... » Il sourit niaisement, de nouveau. « Vous n’avez pas entendu parler de ça ? »
— Le type a-t-il nié ? m’enquiers-je, en éveil.
— Exact.
— Un cas intéressant, parviens-je à dire.
— Le type déclare être innocent, mais il persiste à dire qu’il est Inca, le Dieu-oiseau, ou un truc comme ça, dit Kimball, le visage plissé par un large sourire.
Nous rions tous deux à gorge déployée.
— Non, dis-je enfin. Paul ne donnait pas là-dedans. Il suivait un régime alimentaire équilibré, et...
— Oui, je sais, il faisait partie de ce truc de Yale, conclut Kimball d’une voix lasse.
Long silence, peut-être le plus long jusqu’à présent.
— Avez-vous pris l’avis d’un psychiatre ? fais-je.
— Non. Il secoue la tête, d’une manière qui suggère qu’il y a déjà pensé. Il y a pensé, et alors ?
— Son appartement a-t-il été cambriolé ?
— Non, pas du tout. Il manquait les affaires de toilette, et un costume. Quelques bagages, aussi. C’est tout.
— Vous pensez à une disparition simulée ?
— C’est dur à dire. Mais comme je vous le disais tout à l’heure, je ne serais pas surpris s’il se cachait tout simplement quelque part.
— En fait, personne n’a mis la police criminelle dans le coup, ni rien, c’est cela ?
— Non, pas encore. Comme je vous l’ai dit, on n’est sûr de rien. Mais... il s’interrompt, l’air sombre. « Tout ce que l’on sait, c’est que personne n’a rien vu, rien entendu. »
— C’est très typique, n’est-ce pas ?
— C’est très étrange, confirme-t-il, le regard vague, perdu par la fenêtre. Un jour, on voit un type aller et venir, se rendre au bureau, vivre quoi, et le lendemain... » Il soupire, laisse sa phrase en suspens.
— Plus rien, dis-je soupirant aussi, avec un hochement de tête.
— Les gens... disparaissent.
— La terre s’entrouvre et les avale, dis-je non sans tristesse, jetant un coup d’œil à ma Rolex.
— C’est surnaturel, bâille Kimball, s’étirant. Ça tient vraiment du surnaturel.
— Ça fait froid dans le dos, dis-je, hochant la tête en signe d’approbation.
— C’est tout simplement... (il soupire, exaspéré)... vain.
J’hésite, ne sachant pas trop quoi dire, et trouve finalement : « La vanité des choses... c’est dur à encaisser. »
Je ne pense à rien. Le silence règne dans le bureau. Décidant de le briser, je désigne un livre sur le bureau, à côté de la bouteille de San Pellegrino. L’Art des Affaires, par Donald Trump.
— Vous l’avez lu ? fais-je.
— Non, soupire-t-il, puis il demande poliment : C’est intéressant ?
— Très intéressant, dis-je, hochant la tête.
— Écoutez. Il soupire de nouveau. J’ai assez abusé de votre temps. Il rempoche son paquet de Marlboro.
— De toute façon, j’ai un déjeuner d’affaires avec Cliff Huxtable, au Four Seasons, dans vingt minutes, mens-je, me levant. Il va falloir que j’y aille aussi.
— Le Four Seasons, c’est assez loin dans le centre, non ? fait-il, l’air préoccupé, se levant également. Je veux dire, vous risquez d’être en retard.
— Euh, non. Je m’interromps, en panne. « Il y en a un... tout près, en bas. »
— Ah bon ? Je ne le savais pas.
— Oui, dis-je, le reconduisant à la porte. Il est excellent.
— Écoutez, dit-il, se retournant, si quoi que ce soit vous parvient, la moindre information.,,
Je lève la main. « Absolument Je suis avec vous, cent pour cent », dis-je d’un ton solennel.
— Superbe, fait le pauvre nullard, soulagé. Et merci de, euh, de m’avoir accordé votre temps, Mr. Bateman.
Tout en l’accompagnant jusqu’à la porte, les jambes en coton, comme un astronaute, j’ai le sentiment, au-delà de ce vide, de cette absence d’émotions, d’avoir triomphé de quelque chose. Puis, de manière décevante, nous parlons encore quelques minutes, baumes après-rasage et chemises à carreaux Il y avait dans notre entretien une espèce de décontraction assez étrange, que j’ai trouvée apaisante — car rien n’est arrivé en fait —, mais quand il me tend sa carte et s’en va, le bruit des portes d’ascenseur résonne à mes oreilles comme un milliard d’insectes en train de crier, comme des tonnes de bacon en train de grésiller dans la poêle, comme un immense vide. Après qu’il a quitté l’immeuble (j’ai demandé à Jean d’appeler Tom, à la sécurité, pour s’en assurer), j’appelle une personne que m’a recommandée mon avocat, pour vérifier que mes lignes de téléphone ne sont pas sur écoute et, après un Xanax, je me sens assez en forme pour retrouver mon nutritionniste à Tribeca, dans un restaurant diététique, cher et chic, appelé La Cuisine de Soy et, assis sous le dauphin naturalisé et laqué qui arque son corps au-dessus du bar à tofu, lui poser des questions du genre : « Bien, dites-moi tout sur les méfaits des muffins », sans paraître excessivement servile. De retour au bureau, deux heures plus tard, j’apprends que mes lignes de téléphone ne sont pas sur écoute.
Plus tard dans la semaine, le vendredi, je tombe sur Meredith Powell et Brock Thomson à l’Ereze, et bien que nous discutions dix minutes, évoquant les raisons pour lesquelles aucun d’entre nous n’est dans les Hamptons, tandis que Brock ne cesse de me couver d’un regard mauvais, elle ne fait pas une seule allusion à Paul Owen. Le dîner avec Jeanette, la fille avec qui je suis sorti, s’avère une torture. C’est un nouveau restaurant, assez tapageur, et le service traîne en longueur. Le repas est interminable. Les portions sont minables. Je suis de plus en plus à cran. Après, je décide de ne pas passer au M.K., malgré les récriminations de Jeanette qui veut danser. Je suis fatigué. J’ai besoin de me reposer. Une fois chez moi, je m’allonge sur mon lit, trop ailleurs pour avoir envie de faire l’amour avec elle, et elle part.
Après avoir regardé l’enregistrement du Patty Winters Show de ce matin, dont le thème était : ‘‘Les Meilleurs Restaurants du Proche-Orient’’, je décroche mon téléphone sans fil et d’un doigt hésitant, à contrecœur, compose le numéro d’Evelyn.